Merry Alpern & Jo Ann Callis - Huis Clos

3 Septembre - 1er Novembre 2025

À l’automne 2025, la Galerie Miranda proposera un nouveau dialogue entre deux huis clos photographiques précédemment exposés à la galerie sous forme d’expositions personnelles : Dirty Windows, la série documentaire en noir et blanc réalisée en 1994-95 par Merry Alpern ; et Early Color, des photographies mises en scène de Jo Ann Callis, réalisées en 1974-75. L’œuvre de ces deux artistes femmes explore les zones grises de la sexualité et du pouvoir ; de la fiction et de la réalité de la liberté, du désir et de la contrainte.

Huis clos, définition :
• En droit, un procès qui se déroule en l'absence de tout public
• En art, une fiction dont l'action se déroule en un lieu unique, dont les personnages ne peuvent sortir.
• En littérature, un outil qui permet aux auteurs de créer un ressort dramatique par la mise en situation dans un espace clos d'un nombre restreint de personnages.

Dans le Los Angeles des années 1970, Jo Ann Callis jongle entre la garde de ses deux jeunes enfants, de nombreux déménagements, des études le soir et un divorce imminent. Malgré ces obstacles, elle travailla sans relâche à la réalisation de sa série fondatrice Early Color. Influencée notamment par Paul Outerbridge mais aussi Hans Bellmer et Pierre Molinier, ses scènes cinématographiques capturent les tensions et l’anxiété d’un huis clos domestique claustrophobe où la liberté, le plaisir et la curiosité sont entravés. Hitchcockiennes dans leur composition méticuleuse, Callis a conçu tous les décors de la série, qu’elle a photographiés pour la plupart dans son garage aménagé à Los Angeles, avec des amis comme modèles et des objets du quotidien comme accessoires — ficelle, ruban adhésif, draps, lampes, sable, miel ainsi que ses propres chaises, tables et plantes d’intérieur. Considérées comme subversives à l’époque, les images élaborées de Jo Ann Callis sont des «métaphores visuelles énigmatiques du pouvoir et du jeu, de la domination et de la soumission, du désir et de l’intimité, nourries par les défis qu’elle a rencontrés en tant que mère divorcée de deux enfants, dans la trentaine, réintégrant le monde selon ses propres termes.»1

Vingt ans plus tard à New York, la photographe documentaire Merry Alpern découvre, depuis la fenêtre de l’appartement d’un ami donnant sur Wall Street, les activités sexuelles se déroulant dans un club illégal à lap dance situé à l’étage inférieur, visibles à travers la fenêtre des toilettes. Alpern décide de photographier la scène et, pendant les prochains huit mois, capture le huis clos de courtiers en costume et de jeunes femmes à moitié nues,consommant de la drogue, échangeant des billets, négociant et ayant des rapports sexuels. Exposée dans une galerie new-yorkaise en 1995, la série provoque un tollé dans la presse, qui considère ces photographies comme une violation de la vie privée, bien que les visages soient rarement reconnaissables. Le scandale est tel que le National Endowment for the Arts annule une subvention tout juste attribuée à Alpern. Cinématographique et dramatique, dans un noir et blanc granuleux, la série connaît un succès retentissant et entre dans les collections de musées majeurs ; elle est aujourd’hui considérée comme une référence du 20ème siècle sur les thèmes de la prostitution, de la censure, du pouvoir et de la surveillance.

Jo Ann Callis a réalisé ses premières photographies à l’apogée du mouvement artistique féministe, à une époque où des artistes telles que Cindy Sherman, Judy Chicago, Hannah Wilke ou Ana Mendieta exploraient les questions de genre, de pouvoir et de politique à travers des représentations du corps féminin. Sa première exposition eut lieu au Women’s Building, un centre d’art féministe du centre-ville de Los Angeles. Pourtant, Callis n’a jamais revendiqué pleinement cette étiquette, déclarant : « J’étais bloquée à la maison. Je ne participais pas aux manifestations ni aux bûchers des soutiens-gorge, mais je regardais ces choses à la télévision et je ressentais tout cela. C’est là que mon travail s’est situé. » Cinquante ans plus tard, son œuvre résonne toujours, et Callis continue d’influencer les photographes contemporains ainsi que des réalisateurs — notamment Sofia Coppola, qui cite dans son livre Archive l’image Blue Bow de Jo Ann Callis comme une référence centrale lors de la création de son film Les Proies (2017): « (Blue Bow) reflète ce sentiment, dans Les Proies, de frustration et d’emprisonnement dans une ultra-féminité.»2

En 1995, la controverse autour de Dirty Windows s’est focalisée sur le caractère « illicite » des photographies et la manière dont elles avaient été prises, mais aucun débat sérieux n’a eu lieu sur le contenu même des images. Un article du New York Times paru cette année-là considérait l’œuvre comme un simple phénomène de culture pop, au même titre que la publicité, contribuant à la marchandisation de la sexualité. Aucun regard critique n’a été porté sur ce que signifiait le fait que ces images rares et taboues de pouvoir masculin et d’objectification féminine aient été prises par une artiste femme, formée en sociologie. Dans un entretien, Merry Alpern a été interrogée sur ce qu’elle avait ressenti en photographiant ces scènes, en tant que femme photographe. Elle a répondu : « Bien que la notion de “regard féminin” ne m’ait jamais vraiment intéressée, en tant que femme, je pouvais projeter certaines de mes propres expériences sur cette pantomime derrière la fenêtre... En contrepartie, il y avait une expérience anthropologique : observer des scènes tout à fait ordinaires dans le monde des hommes. Observer les habitudes de salle de bain du sexe opposé fut une révélation. » En « inversant le regard » de cette manière, Alpern rejoint ainsi d’autres artistes féministes ayant documenté les mécanismes de domination masculine, telles que Laurie Anderson avec sa série de 1973 Fully Automated Nikon (Object/Objection/Objectivity) ou Annette Messager avec Les Approches (1972). Rappelons également le contexte politique de l’époque : Dirty Windows fut exposée par une galerie new yorkaise en 1995, six mois après l’élection à la mairie de New York du conservateur Rudy Giuliani, avec sa promesse de « nettoyer » la ville — de la criminalité, de la drogue et de la déchéance urbaine. Sous cet angle, on peut relire la réaction violente aux photographies de Merry Alpern comme la tentative d’un establishment masculin de punir l’artiste qui ose exposer son hypocrisie.

Pour son exposition d’automne 2025, la Galerie Miranda nous invite ainsi à reconsidérer ces deux séries sous un angle contemporain. Marquée par l’hypersexualisation des corps - féminins surtout - sur les réseaux sociaux, notre époque voit également le retour dans de nombreux pays d’une vision conservatrice des politiques sexuelles incarnée par la remise en cause de droits des femmes jusque-là garantis, comme ceux issus de Roe vs Wade. Aussi la Galerie Miranda propose que ces deux huis clos photographiques, réalisées respectivement en 1975 et en 1995, demeurent profondément contemporains tant par la manière dont les artistes ont créé leurs images que par les sujets fondamentaux qu’elles abordent. Travaillant à partir de positions très différentes, ces deux artistes développent leur sujet avec une construction visuelle similaire : une mise en scène cinématographique, des corps fragmentés, contraints, sans visage, qui sollicitent notre imagination et continuent d’interroger les paradigmes visuels du pouvoir et de la sexualité. Comme l’a récemment déclaré Jo Ann Callis : le fait que ses images soient toujours aussi pertinentes montre « que les choses n’ont pas assez changé »3

  1. Miss Rosen, AnOther Magazine, 2022
  2. Archive, quotation S Coppola
  3. CNN, 2023

Merry ALPERN (1955, USA)

Merry Alpern est une photographe américaine contemporaine, connue pour son œuvre controversée et son utilisation de la photographie de surveillance. Née le 15 mars 1955 à New York, elle étudie la sociologie au Grinnell College, dans l’Iowa, mais quitte l’université avant d’obtenir son diplôme afin de se consacrer à la photographie. Sa première exposition personnelle a lieu en 1989 au Camera Club of New York et documente la lutte d’un couple sans-abri, dépendant au crack, dans leur combat pour survivre. La série est largement diffusée et reçoit de nombreux prix et bourses aux États-Unis. En 1999, à la suite de la série Dirty Windows, Merry Alpern réalise la série Shopping. Munie d’une minuscule caméra de surveillance et d’un caméscope dissimulé dans un sac à main discrètement perforé, elle parcourt alors grands magasins, centres commerciaux et cabines d’essayage, cherchant à capturer – chez elle comme chez les autres femmes – cette quête obsessionnelle de l’achat parfait. Aujourd’hui, ses œuvres font partie de collections majeures aux États-Unis et en Europe, notamment : le Baltimore Museum of Art ; le Brooklyn Museum (New York) ; le Museum of Fine Arts de Houston (Texas) ; l’International Center of Photography (New York) ; le Museum of Modern Art (New York) ; le Los Angeles County Museum of Art (Californie) ; le New Orleans Museum of Fine Art (Louisiane) ; le San Francisco Museum of Modern Art (Californie) ; le Whitney Museum of American Art (New York) ; et en Europe, la Collection FC Gundlach (Hambourg, Allemagne) ; la Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris, France) ; la Koerfer Collection (Zurich, Suisse) ; ainsi que le Wilson Centre for Photography (Londres, Royaume-Uni). Merry Alpern vit et travaille actuellement à Brooklyn, New York.

 

JO ANN CALLIS (1940, Cincinnati, Ohio, USA)

Jo Ann Callis est une photographe basée à Los Angeles. Après avoir obtenu son diplôme de l’UCLA, elle commence à enseigner en 1976 au California Institute of the Arts (CalArts), où elle est toujours membre du corps professoral au sein du programme Photographie et Médias de la School of Art. Sujet de plus de 40 expositions personnelles, son travail a été acquis par d’importantes collections privées et publiques, et a été exposé à l’international, notamment au Museum of Modern Art de New York, au Los Angeles County Museum of Art, au Hammer Museum, au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, ainsi qu’au San Francisco Museum of Modern Art. En 2009, le J. Paul Getty Museum à Los Angeles lui consacre une rétrospective intitulée Woman Twirling. Jo Ann Callis a reçu trois bourses du National Endowment for the Arts (NEA) ainsi qu’une prestigieuse bourse Guggenheim.